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El levante. La drague
 
       Pour décrire ce que les Argentins appellent "El levante ", et les Français "La drague", rien de mieux que cet excellent article de Gabrielle Faget qui a minutieusement étudié sur place le sujet.
 

El levante en las milongas porteñas
Ou
De la drague dans les milongas de Buenos Aires

      Si le terme français de drague suggère la pêche (des coquillages !), ‘el levante’ évoque pour moi la chasse, le gibier qu’on lève. 

      En réalité Levantar, dans le lunfardo d’origine, signifiait voler des voitures sur la voie publique ou recevoir la mise de jeux clandestins, ou, éventuellement, pour une prostituée, trouver des clients.
      Que reste-t-il de cette sémantique initiale dans le levante d’aujourd’hui ?

‘Une façon d’aguicher dans un lieu public, et de manière clandestine’ ?

      C’est une lecture possible, mais sûrement pas exclusive.
      Dans l’acceptation actuelle du terme,  ‘el levante’, c’est la drague qui se concrétise, la conquête aboutie…

       Avez-vous, comme moi, entendu cette phrase circuler « Le premier sport des Argentins, c’est la drague » ? Chacun et surtout chacune a peut-être son commentaire à faire sur le sujet…
      Et au fait, me suis-je demandé, les Argentines draguent-elles ?  Je n’ai que quelques bribes de réponse à cette question, car, lors de mon récent séjour à Buenos Aires, si j’ai reçu facilement des confidences d’hommes, aucune femme n’a souhaité s’exprimer sur le sujet. Le retour qui m’a été fait de leur part était du style « Oui, bien sûr, cela existe, mais c’est trop délicat d’en parler… »

      Bon soyons clairs, dans les milongas on vient danser. Et quelquefois, dans les milongas de Buenos Aires, que l’on dit peuplées à  plus de 50%  d’étrangers, on vient de très loin pour cela.  Le bal est vraiment, et avant tout, le lieu de la danse. Pour certains, enseignants de tango par exemple, cela peut être un lieu en partie professionnel.  Mais  le bal c’est aussi un lieu privilégié de la rencontre homme/femme. 
La milonga est donc un endroit favorable au levante.  C’est un lieu qui stimule beaucoup l’imaginaire, une sorte de fête où, pour l’homme toutes les femmes paraissent disponibles et, pour la femme, tous les hommes semblent libres.  Dans la milonga flotte un rêve de polygamie pour l’homme, de polyandrie pour la femme !  Flottent aussi les effluves d’une sorte d’hystérie où l’on va jouer avec le désir, le stimuler, le faire croître, le suspendre, le retarder, le dévier, l’exprimer, le cacher… 
      La milonga est un endroit très particulier où, à chaque pas, la connexion secrète entre le danseur et la danseuse se tisse avec le spectacle qu’ils offrent au regard des autres en dansant.  C’est le règne de l’intime et l’exhibition entremêlés.
      Le tango, qui a germé dans le milieu de la prostitution,  avec une forte charge sexuelle et comme hors la loi, s’est ensuite civilisé. Aujourd’hui on y reconnaît un mélange d’érotisme et d’esthétisme,  ainsi qu’un parfum de transgression.  Dans le tango, danse de la séduction et de la sensualité par excellence,  le désir et l’art confondus, sont à fleur de peau.  C’est un langage du corps où la parole n’a pas de place. Osvaldo Natucci le définit comme un « chamuyo estrecho de los cuerpos » (que l’on pourrait traduire par : une conversation intime, confidentielle, des corps).

      Ce contexte  est donc bien évidemment propice à la séduction, à la conquête, al levante.  D’ailleurs cela fait partie intégrante de l’image et de la réputation du milonguero.  On ne peut pas imaginer un milonguero chaste, ou bien marié et fidèle !  Le milonguero est par essence, séducteur.  Cela commence avant le bal par la préparation du corps, le soin apporté à la toilette,  le choix des vêtements,  l’élection du parfum…  Une fois arrivé au bal, il y a beaucoup d’autres facteurs qui entrent en jeu : une table attitrée et jouxtant la piste pour les plus connus, une table plus éloignée ou une invitation  à la table d’une figure célèbre, pour les moins connus.  Il y a aussi le mouvement généré… Ce danseur est-il fameux ? Alors beaucoup de personnes vont venir le saluer à sa table ou de loin. Tout cela compte dans le jeu de la séduction.  Et si le charme physique importe, bien sûr, le facteur principal de séduction reste le niveau de danse. Un ami, psychanalyste de son état et milonguero assimilé me disait « Dans la milonga, le substitut phallique, c’est la technique de danse, c’est à cette aune là que va se jouer la rivalité entre hommes et entre femmes ».
      El levante est toujours associé à la clandestinité. On dit du milonguero qu’il est comme le Tero (petit échassier très commun en Argentine) qui fait son  nid directement dans la terre, mais qui a la particularité d’en faire deux et d’avoir comme feinte de couver celui où ne sont pas les œufs pour tromper les prédateurs.  Ainsi le milonguero peut se montrer assez proche d’une femme, ou de plusieurs, alors que ses amours sont ailleurs avec une femme qu’il feindra de très peu remarquer.  La discrétion qui entoure el levante  est destinée à protéger la réputation de la femme, plus encore lorsqu’elle est argentine et vit sur place que lorsqu’elle est européenne, plus libre et de passage.  Mais cette discrétion vise aussi à protéger le milonguero, « para no quemarse » me dit l’un d’eux, pour ne pas être découvert, pour rester libre aux yeux de toutes les autres femmes, pour pouvoir engager dans le même temps un autre levante avec une autre.
      Concrètement,  comment cela se passe-t-il ? Comment une femme se fait-elle draguer dans une milonga de Buenos Aires ?  En préambule, je voudrais dire que cela se fait parfois avec un manque de finesse, voire une grossièreté, qui desservent  à la fois la personne concernée et le monde du tango.  Mais ces comportements restent minoritaires, et, la plupart du temps, en tant que femme, on peut se laisser aller au charme des regards appuyés, des sourires  enjôleurs, des flatteries susurrées à l’oreille… 
      Dans la milonga un homme intéressé par une femme va lui faire parvenir certains signaux clairs,  si possible seulement perçus par elle.  Le premier vecteur c’est la mirada, le regard qui va se montrer plus insistant, avec une intention au moment de l’invitation et même en dehors.  C’est-à-dire que si la femme danse les yeux ouverts, au moment où elle va passer devant la table de l’homme qui fait une tentative de levante, celui lui-ci va chercher son regard, voire lui faire un petit signe de connivence. De même, lui dansant et passant devant sa table à elle. 
      Ensuite il y a la  fréquence des invitations. Un homme qui va proposer à une femme de danser plus de deux tandas dans la même soirée,  à moins qu’il ne soit en relation d’amitié ou de complicité professionnelle avec elle, veut probablement lui manifester son intérêt.
      Enfin il y a la qualité de l’abrazo, plus serré, plus contenant, agrémenté d’un contact direct sur la peau, au niveau de l’épaule ou de l’aisselle, ou tout autre invention originale…  Si la connexion se fait,  si l’émotion ou le désir sont là,  certains signes, imperceptibles de l’extérieur, vont se manifester : un changement dans la respiration, le battement du cœur qui devient perceptible, des soupirs expressifs,  quelquefois un léger tremblement…  La femme émue, attirée, peut aussi avoir des gestes explicites, comme de poser sa main sur la nuque de son cavalier plutôt que sur son épaule,  ou  accentuer le contact dans les boleos ou les jeux de jambes.
      Si, en fin de nuit, el levante se confirme,  il y une phrase qui paraît être rituelle : « Vamos a tomar un cafecito ? » (On va prendre un petit café ?)

      Ainsi la milonga est un monde un peu hors du temps et de la réalité brute, un monde de substitution, un lieu de contention et de plaisir, un lieu où s’aiguise le besoin d’être choisi (e), désiré (e), aimé(e).  Mais c’est aussi un monde cruel, d’une vérité brutale,  pour celui ou plutôt celle qui ‘fait tapisserie’. Car, à l’opposé du ‘levantar’, il y a le ‘planchar’, ne pas être invitée, ne pas danser, ne pas être choisie, désirée…

      Gabrielle FAGET

 Source : Article de Gabrielle Faget, avec son aimable autorisation. Publié dans La Salida n°48, avril-mai 2006, pages 38 et 39.